Quand tu es freelance en recrutement et que cette boîte Tartuffe te contacte, il est difficile de sentir la supercherie, de détecter le bullshit. Il y a pourtant bien quelques red flags qui se hissent en écoutant le big boss parlant comme le conseiller bancaire de la publicité du CIC. Il se plait à ponctuer son discours de quelques mots anglais, stylés, compliqués. Il évoque les ambitions folles de son entreprise visant à décrocher la lune alors qu’il peine à décrocher les Post-it d’une roadmap qui n’avance pas.
Il envisage facilement les sacrifices d’équipe mais surtout ceux des autres, rarement les siens. Il parle mélange des peuples, diversité alors qu’il évite soigneusement le bain populaire des transports en commun qui pourrait salir ses petits mocassins. Il dit être socialiste dans l’âme. Mais il porte une jolie et luxueuse montre qu’il accroche au poignet droit tout en vivant du travail de consultants en mission qu’il ne voit jamais. Plus capitaliste, tu meurs. Il a le masque de l’empathie, le discours de Mère Térésa mais dispose du budget d’un épicier. Cet épicier qui compte les centimes à la caisse sur des sujets qui vont pourtant être la base de sa croissance d’entreprise : les individus et leurs compétences au service de son produit.
Il est difficile de détecter ce canular car tout le monde est embarqué dans le mensonge. C’est comme une caméra cachée. Les figurants jouent le jeu à la perfection. Ils sont dans ce décor plus que réaliste. La frontière réalité/fiction est totalement floue.
En fait, beaucoup de personnes au sein de l’entreprise aiment ce rôle qu’on leur a donné. Ces individus font partie de l’histoire à écrire. Le bullshit c’est comme une religion. Elle n’existe pas sans l’adhésion des gens à une histoire, à un gourou, à un projet « parce que c’est NOTRE projet ».
Le bullshit, tout le monde le critique (moi la première) et tout le monde y joue sa partition en rôle principal ou secondaire (certainement moi aussi), sans en avoir véritablement conscience. Jouer un rôle valorise l’individu. Sur ce terrain de jeu qu’est l’entreprise, la valorisation a trouvé d’autres contours, d’autres mots, d’autres leviers. Le salaire est, et restera toujours, l’élément principal de valorisation mais reste toujours aussi tabou. Jamais une entreprise affichera, de façon ostentatoire, qu’elle paie bien ou mal ses collaborateurs. Elle dira qu’elle donne un rôle à ses collaborateurs, qu’ils écrivent l’histoire de l’entreprise, qu’ils sont « les Moïse et les apôtres du Nouveau Testament » (en faisant avec les mêmes personnages que l’Ancien Testament).
Peu importe, diront les personnages cités. L’essentiel est d’exister aux yeux du gourou comme de la communauté d’entreprise et d’être félicités à l’extérieur. Aucune secte n’a percé en disant la vérité. Aucun parti politique n’a gagné des élections en disant ouvertement ce qui se dit dans les discussions en off, en affichant, en totale transparence, la stratégie de pouvoir, la vérité, et en dévoilant les rouages du système. Il n’y aurait aucun acheteur, aucun électeur. La promesse est un produit marketing avec son message, son vecteur, sa communauté. Elle n’existe qu’à travers le groupe. Il n’y a pas un méchant patron menteur mais bien toute une entreprise qui va dans le sens de l’histoire inventée par ce patron et ses acolytes.
Par ailleurs, plus précisément au niveau du recrutement, les candidats ne souhaitent pas toujours entendre la vérité. Ils ne veulent pas entendre que l’entreprise puisse connaître des difficultés financières et pourrait être prochainement dans l’incapacité de payer les futurs salaires. Les individus, surtout ceux qui ont le choix, choisiront l’opportunité qui vend du rêve, qui parle de salaire dans le marché car l’entreprise assure de lever des fonds et dit avoir trouvé son product/market fit.
Les individus militent pour plus de transparence et lorsque le décor réaliste est devant eux, ils choisissent celui qui les rassure, même si le décor est faux et que le toit tient à peine.
Il en est de même pour les entreprises face aux candidats. Elles seront davantage tentées par les plus grands imposteurs qui promettent de remettre à flot l’entreprise, qui ont du charisme, le bon discours paternaliste.
Les fondateurs auront tendance à rejeter les candidatures réalistes, c’est-à-dire ces individus qui disent les choses avec toute la lucidité du monde et de la nuance, en pointant du doigt les éléments qui ne vont pas et qu’il faudrait améliorer. Ces entreprises ont dû mal à se regarder dans le miroir et le discours de ces personnes (candidats, partenaires et freelances) sont continuellement un miroir déformant qui blesse, qui suscite un travail profond de remises en question. Voir la lumière ça fait mal, elles préfèrent rester dans l’obscurité d’un discours de sophiste qui vend du rêve. Un beau jour, l’entreprise crie sur le recruteur pour l’erreur de casting. Elle crie sur le manager pour son incompétence managériale. Elle crie sur le candidat pour son incapacité à s’intégrer. Alors que le problème c’est elle, l’entreprise, et son manque de clairvoyance.
Ces entreprises choisissent le bullshit en se laissant bercer par le magnifique discours d’un candidat beaucoup trop parfait. Et elles sont les premières à crier au bullshit dès que l’erreur apparaît ! Ces candidats semblent souvent être des personnes providentielles qui vont sauver la situation. Ils ont, généralement, le parcours académique qui va bien : grande école de commerce ou d’ingénieur, des MBA en tout genre et tout un tas de certifications qui rassurent ces entreprises. Car ces entreprises présentent une aversion au risque, elles sont familières avec ce type de parcours car ces candidats leur ressemblent, tout simplement ! Elles vont passer à côté de ce qu’elles recherchent vraiment. Tout va se jouer au feeling et la décision de recrutement sera pleine de biais. C’est en ce sens que l’entretien semi-structuré permet de limiter la casse sur ces biais dans le recrutement.
Cette consanguinité dans l’entreprise peut être dangereuse. En effet, dans les relations personnelles, les pires manipulateurs ont toujours cet argument infaillible du « On se ressemble » ou « On a connu les mêmes problèmes » ou bien encore « On vient de la même école de la vie… »… Quand on est confronté à ce type de personnages, on a tendance à ouvrir la porte facilement, à se confier, à donner des informations donc à donner du pouvoir car « Il nous connaît parfaitement » et on pense qu’il ne peut ou ne veut que notre bien.
Finalement ces structures, en misant sur la facilité, font entrer dans la maison de potentiels manipulateurs qui auront (pour certains) trafiqué, enjolivé leurs diplômes pour renvoyer des signaux positifs. Ils seront recrutés sur le simple postulat de calmer une peur, celle de mal recruter.
Vous remarquerez d’ailleurs que dans la vie sentimentale, sans faire trop de généralités, ce sont toujours les personnes qui ont peur de tomber sur des connards.sses qui finissent par être avec des connards.sses. La peur est un énorme levier au bullshit et, ce bullshit, prend les contours d’une méthode, d’une personne avec son habit trop parfait mais aussi d’une solution.
La peur peut être donc le meilleur ami des start-up dans le fait de vouloir bien faire et de satisfaire les clients continuellement comme le pire des ennemis en recrutant mal, et en s’entourant des mauvaises personnes. Les personnes préfèrent le rêve à la science, l’espoir à la réalité et les vendeurs d’espoir sont partout, dans la hiérarchie, dans les rôles de coach, dans les discours des candidats. On achète car on est perdu. Ces entreprises diront qu’elles sont perdues sans véritablement faire fonctionner leur esprit critiques, leurs propres ressources, leurs compétences internes, leur créativité pour faire bouger les lignes.
Bref, tout cela pour dire qu’il est difficile de mettre le doigt sur les choses à changer quand la peur devient le moteur des décisions stratégiques : recrutement, business, achat, etc.
Shirley Almosni Chiche