Esprit critique, es-tu là ?

J’ai fait la drôle expérience récemment de poster ce message plein d’humour (enfin je pense) et les réactions ont été assez surprenantes. 

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J’avais mis les signaux d’une blague avec le hashtag #humourjeprecise et pourtant beaucoup ont répondu sérieusement en cherchant à comprendre ou en évoquant leur expérience personnelle. 

Je remarque donc plusieurs choses, l’esprit critique est altéré lorsque : 

Ça appelle aux émotions des individus 

Cette histoire est certainement celle ressentie par beaucoup de candidats, notamment en informatique. Ces derniers se font harceler d’appels à longueur de journée, le matin, le soir, dans les transports, sur le trône… 

Certaines personnes ont immédiatement transposé un vécu en réaction au post. La lecture du post en mode blague a disparu. Cela a touché un sujet plus profond. 

Quelques réponses qui explicitent mon propos :

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De façon plus globale, c’est un phénomène qui arrive régulièrement sur les réseaux sociaux. Là où on cherche à faire rire, d’autres y voient immédiatement le message comme une moquerie ou une attaque personnelle. Cela prend parfois une tournure de shit storm avec une déformation complète du message initiale et, en surcouche, de multiples interprétations pleines de biais ce qui rend, d’ailleurs, difficile l’exercice de l’humour. 

Plus le sujet est sensible, tabou, plus il est difficile de prendre du recul pour beaucoup de personnes (dont moi). Le message réveille en nous une histoire personnelle enfouie, un traumatisme, une blessure profonde. On ne voit plus l’intention première du message qui était de faire « juste » rire. On en oublie la dimension collective qui consiste à faire rire les foules tel un acte social ouvert et sympathique. On ne peut s’empêcher de ramener le message à soi, de façon individuelle. 

Sur le plan marketing, beaucoup d’entreprises jouent sur le story telling d’un produit pour exercer ce même levier de l’émotion dans l’acte d’achat, un acte qui ne devient plus rationnel mais chargé d’émotion. Cela devient un acte personnel, symbolique voire militant s’éloignant du modèle de consommation de masse avec une standardisation du message. Lorsque le levier de l’émotion est activé, il est possible de vendre et d’acheter n’importe quoi. Sur ce même levier, il est possible de voter pour n’importe qui, de prendre n’importe quel poste… 

L’esprit critique s’altère quand un message politique, publicitaire, professionnel touche à nos émotions et à notre histoire personnelle. 

Du côté des humoristes, certains l’ont bien compris. Le levier de l’émotion est un puissant levier pour rassembler, désunir, avoir de l’impact. Il ne s’agit plus de faire « juste » rire mais de faire passer des messages forts, militants, engagés qui touchent à l’histoire personnelle des individus. Dans le message il y a ce sentiment d’identification, ou de malaise/ rejet créant d’ailleurs des clans “pour” ou “contre” ou “pas d’avis” au sein desquels les nuances ont disparu, l’esprit critique s’est effrité avec une uniformisation de la pensée. Chacun met sur la table son histoire personnelle, sa blessure comme vérité absolue. 

L’esprit critique s’altère en douceur car face à l’émotion qui se matérialise par l’attitude d’une personne en colère, ou en souffrance, seul le silence s’impose, le silence du respect et de l’empathie. On se retrouve bête, désolé, sans argument. Le débat est fini. L’émotion a gagné sur la raison. 

Il y une rapidité de lecture 

J’appellerai cela une lecture sélective du message. Le flot d’informations sur les réseaux sociaux provoque une lecture sélective des messages. Nous retenons ce que nous avons envie de retenir pour nous conforter dans notre schéma de pensée. 

Les personnes qui ont lu mon post n’ont pas vu les indices évoquant une grosse connerie et, pourtant, les indices étaient nombreux, visibles, flagrants. Ils ont certainement retenu les éléments qui les confortent dans l’idée que les recruteurs sont des harceleurs ou que les candidats sont des victimes, ou que les recruteurs manquent de respect en insistant lourdement et ainsi de suite. Ils ont retenu l’information qui leur parle, les conforte dans leur manière de penser et de voir le monde du recrutement. 

Voici une des réponses qui explicite mon propos :

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De façon plus globale, beaucoup de messages sur les réseaux sociaux sont tronqués de cette façon. On fait des captures d’écran d’articles, de livres. On ne retient qu’un bout du message et on le transforme, l’interprète avec nos propres mots, selon notre niveau de compréhension et d’interprétation. Cela nous conforte dans notre idéologie, dans l’image que nous avons envie de donner de nous-mêmes aux autres aussi. On a tous une certaine grille de lecture du monde, une grille qui nous enferme souvent dans une seule et unique version de la réalité. 

Quand un candidat lit une annonce en recrutement il va souvent retenir le nom de l’entreprise (lorsqu’il est cité) pour se faire une idée complète du poste. Il aura tronqué le message en faisant une capture « nom entreprise » ou « ESN » puis il fera une interprétation complète du message (positivement ou négativement) en fonction de cette lecture rapide et morcelée. Il en est de même pour les recruteurs lorsqu’ils lisent des CVs de candidats. Certains éléments qui renvoient des signaux négatifs feront office de lecture complète du CV et donneront lieu à une interprétation biaisée du bon ou mauvais profil. 

Pourquoi cela ? 

Plusieurs explications : les individus n’ont pas le temps et ils se confortent dans une certaine paresse intellectuelle. Prendre le temps de lire en entier et de comprendre le message, cela demande un certain esprit critique et donc un travail de questionnement : Quelle est cette entreprise ? Qui est mon interlocuteur ? Qui est ce candidat ? Peut-être que son potentiel va se révéler en discutant avec lui ? Etc Comprendre les individus et le monde qui nous entoure est une gymnastique intellectuelle permanente avec soi-même et les autres. C’est une forme d’agilité introspective qui consiste à porter un regard continuellement critique sur le monde même lorsque notre niveau de connaissance, de confiance et de conviction grandit avec le temps. 

Sur les réseaux sociaux le questionnement est compliqué car les informations viennent de partout, tout le temps et aller à la recherche des sources, des études approfondies pourraient prendre des journées entières. Le temps manque pour aller au bout des raisonnements, aller chercher différentes sources d’interprétation. Même les journalistes, dont c’est le travail, ne le font pas. Le temps c’est de l’argent. Il faut être précurseur sur l’information, la blague, le produit, l’annonce en recrutement tape à l’oeil. Il faut mettre des paillettes. Seulement après, on prendra le temps de bien faire, d’approfondir les choses si ceux qui paient le demandent. 

Sur le plan marketing, beaucoup d’entreprises ont compris que les individus ont une lecture rapide et tronquée de l’information. Ainsi, elles jouent à fond sur le putaclic, le sensationnel, la provocation ou le suspense pour susciter la curiosité. C’est une course à l’audience, à l’attention. L’une fait son spectacle de jonglerie, l’autre de claquettes. Les informations deviennent contradictoires, les uns attaquent les autres. La mise en concurrence est permanente même lorsqu’il s’agit d’informer sur des sujets majeurs de société (exemple avec le Coronavirus). Il devient difficile de distinguer le vrai du faux, la fiction de la réalité (mon message sur Linkedin qui est mélangé avec un flot réel d’informations et du troll fictif), du message neutre au message engagé politiquement, du message de vente au conseil avisé, de l’organisme sérieux au journaliste du dimanche et ainsi de suite. 

Ainsi, cela provoque angoisse, fatigue et le niveau de concentration, de questionnement et de clarté intellectuelle s’affaiblit. Il y a paresse intellectuelle pour certains mais aussi fatigue intellectuelle pour ceux qui font l’effort. 

Le vecteur fait figure d’autorité 

Je suis une professionnelle du recrutement avec un réseau, des messages d’annonces en recrutement relativement sérieux et j’ai, peut-être, aussi, une certaine crédibilité. 

Ainsi, dans mon post, beaucoup ont pris le sujet au sérieux car je renvoie certainement un certain professionnalisme dans l’exercice de mon métier. Je partage aussi ce que je vis réellement au quotidien. On adhère ou pas mais on y voit peut-être une certaine authenticité. Le message a donc été compris immédiatement comme “sérieux” et “réel”. 

De façon plus globale, je vois combien le vecteur joue beaucoup sur le message formulé. Il arrive souvent lorsque vous dites à votre parent ou à votre enfant tel message, il n’est pas toujours entendu ni pris au sérieux. Ensuite, lorsque ce même message est formulé par une tiers personne vue dans un rôle d’autorité (médecin par exemple), le message est mieux entendu car dit différemment avec un certain professionnalisme et une certaine crédibilité, neutralité. 

Dans le monde du recrutement j’observe exactement les mêmes choses : certains candidats exerceront moins leur esprit critique lorsque le message d’annonce en recrutement vient d’une personne qu’ils jugent plus neutre et crédible (leurs pairs en développement par exemple). Lorsque ce même message est formulé par un recruteur ou un commercial, ils seront davantage sur la défensive, moins en confiance donc plus critiques, exigeants dans les détails, plus alertes. 

Le choix du vecteur est parfois une stratégie publicitaire forte pour engager une confiance immédiate, voire aveugle auprès de la population ciblée. Cela permet de provoquer l’acte d’achat sans se poser trop de questions sur le produit, le programme politique, le poste proposé. Beaucoup de cooptations se basent sur le principe de l’intuitu personae. Les individus achètent plus la relation de travail avec la personne que le poste. Idem lorsque le produit est associé à une personnalité forte. Les individus vont avoir immédiatement confiance dans le produit car ils ont confiance en l’individu qui le vend et le promeut. 

Le vecteur a lui tout seul est le produit. Il rassure. Son histoire parle aux gens qui l’adulent. Il lève le bras tout le monde lève le bras. Il dit qu’il est vegan. Tout le monde le devient. Il fédère sans avoir besoin de convaincre, de donner des arguments de vente. 

Quand on voit l’actualité, on voit combien le message est mieux entendu lorsque le vecteur est reconnu publiquement : par exemple un médecin sur le coronavirus ou un avocat sur la cas du slip français. Il reste un humain avec ses biais, très certainement sa vision politique et engagée des choses. Mais il porte le message d’autorité. On achète immédiatement sa vision des choses car il est le sachant. Lorsqu’il met sa connaissance sur la table assortie de chiffres qui appuient ses dires, on se retrouve bête, désolé d’être plus con, moins sachant. La vérité est posée. Le débat s’arrête. C’est le vecteur qui a gagné sur la raison. 

Il suffit de revoir l’expérience de Milgram dans les année 70 pour se rendre compte à quel point notre esprit critique et notre conscience éthique sont altérés lorsque le message vient d’une autorité dite de confiance, une autorité qui provoque inconsciemment une certaine soumission : soumission au sachant, soumission à une autorité d’Etat, soumission à un niveau de hiérarchie. 

“L’expérience de Milgram est une expérience de psychologie publiée en 1963 par le psychologue américain Stanley Milgram2. Cette expérience évalue le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime et permet d’analyser le processus de soumission à l’autorité, notamment quand elle induit des actions qui posent des problèmes de conscience au sujet.” (Wikipedia) (https://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_de_Milgram)

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Par ailleurs, j’ai une anecdote d’une personne qui a vécu un comportement sexiste de la part de ses subordonnés. Lorsque le message venait d’elle concernant les orientations techniques, le message était systématiquement revu à la loupe, remis en question, jugé pas “fiable”. Elle a fait l’expérience du vecteur, c’est-à-dire de faire porter le même message par une autre figure d’autorité, un Homme, jugé comme leur pair pour voir si cela passait plus facilement. Immédiatement les consignes étaient reçues comme acceptables et non discutables. Les personnes de l’équipe n’ont pas remis en question le message, car il ne remettait pas en question le vecteur du message. Ainsi, moins on a confiance au vecteur du message, moins on accepte le message donné. Ainsi, ce type de sexisme ordinaire oblige souvent les femme a être bien meilleures dans ce qu’elles font pour être jugées crédibles et surtout pour être entendues. 

« La femme serait vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente. » (Françoise Giroud)

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Ce choix du vecteur est aussi très bien expliqué dans cet exercice de la réthorique exposé par Clément Viktorovitch (merci Camille Khalaghi pour le partage !)

 


Tout cela pour dire que d’un post très con, humoristique, j’en ai déduit que la mort de l’esprit critique se fait tous les jours, continuellement, en silence, favorisé par un climat social qui joue grandement sur nos émotions telles que la colère et la peur. 

La peur, notamment, est un incroyable levier business, un booster au bullshit sous toutes ses formes (message politique, réforme, méthode, produit marketing). Le masque tombe et on se retrouve subitement contaminé car nos défenses intellectuelles s’amenuisent. D’ailleurs, à défaut de croire à nos hommes et femmes politiques dans un climat de crise de confiance, on remet la figure d’autorité au centre : la Science, pour une plus grande discipline du peuple en jouant sur ses émotions, la peur. Et il n’y a rien de plus manipulable qu’un être humain effrayé…

Shirley Almosni Chiche 

3 commentaires

  1. Bonjour,
    J’irais plus loin que la réponse que vous avez eu concernant le fait que vous payez le prix de confrères moins professionnels.
    Si je ne mettais pas de filtres automatiques pour envoyer les recruteurs directement dans les spams, je n’aurais plus de temps restant pour faire mon boulot, tout cela pour une perspective d’amélioration de conditions de travail quasi nulle. Quel intérêt ?

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